Le cerf-volant de l’amitié
Elle était passée maître dans l’art de faire voler les cerfs-volants sans le savoir. Intuitive, elle leur laissait plus ou moins de voilure quand il le fallait. Elle sentait bien le vent tourner, les caprices du temps, les nuages noirs annonçant l’orage, la tempête, les déchaînement de la nature humaine.
Elle tenait alors ses cerfs-volants vaillamment, évaluant le subtil dosage de l’élasticité de ses cordes, évitant instinctivement la rupture ou le trop soudain relâchement. Elle devait ainsi manœuvrer de nuit et de brouillard, suivant un principe d’incertitude dont elle s’était accoutumée.
Cerf-volant acrobatique ou cerf-volant de plage, elle savait les aimer dans leur géométrie variable. Oiseaux magnifiques, serpents volants et petits dragons, leur courbure ou inflexion exprimait les replis de la matière et les plis dans l’âme.
De son point de vue, elle n’appréciait cependant pas les séries de formes que prenaient les diafoirus, cerfs-volants arrogants, prétentieux qui se prenaient pour des doctes savants. L’horizon est nécessairement imprévisible, comment pouvaient-ils être aussi sûrs d’eux ?
Les trissotins l’épuisaient par leur préciosité, leur hyper raffinement et autres formules alambiquées qui leur faisaient perdre de vue l’essentiel, telles de véritables tornades.
Douce et téméraire, elle est une belle personne. Ange déchue, elle vivait prosaïquement dans un cagibi au service d’un homme mi-ange mi-démon, plutôt démon à ses heures perdues. Il faut bien reconnaître que cela ne lui rendait pas la vie facile. Elle n’en sortait que de temps en temps pour bénéficier des quelques rayons du soleil et de la vue du jour.
Puis un événement survenu, elle m’interpella à propos de l’état de santé de l’un de ses cerfs-volants. Il était blessé, son comportement était devenu incompréhensible. « Etais-tu au courant de sa maladie ? ». Oui, bien sûr, je savais, mais j’étais tenue au silence. Les ailes brisées, il ne supportait plus de voler dehors par temps de givre, il était devenu très frileux, ultrasensible.
Une révolte sourde grondait en lui : sidéen à 20 ans, trop jeune pour mourir, trop tôt pour connaître la vie, et désormais, trop différent des autres, aussi. Tu ne devais et ne pouvais donc savoir. Mon activité secondaire me donnait la capacité de le protéger momentanément des aléas, mais j’étais bien consciente du fait que mon action serait toujours insuffisante, jamais satisfaisante.
Comment surmonter la maladie ? Tu t’épuiseras à la tâche. Toi aussi, soudainement, tu seras prise par le froid. Tu grelottais, ton corps te faisait souffrir, tu ne pouvais plus bouger. Tes rares jours de repos se transformèrent en séance de chimiothérapie. Je n’aurais peut-être pas dû t’abandonner, te laisser seule dans ce noir obscur à lutter contre toi-même. Oui, bien sûr, je ne suis jamais bien loin, mais comme je me sens inutile, vaine à ne pas pouvoir soulager ta douleur. Tu tentes de me rassurer, les séances se sont bien passées. Force paisible. Sauras-tu te reposer, t’accorder du temps ?
Je partage ta déception devant la nonchalante indifférence de ton partenaire. Devenu capricieux comme peuvent l’être les enfants uniques, il ne répondra pas à tes appels sous-jacents. Il se coupe volontairement de ses proches et de tous leurs éventuels reproches, signifiant le refus de ses propres faiblesses. La solitude est moins pénible à supporter lorsqu’elle est choisie. Il devient alors préférable de ne rien dire plutôt que de se risquer à une incompréhension, un piètre mot de réconfort aussitôt oublié, cassant le peu de lien qui subsistait de ce que l’on aurait pu nommé une ancienne amitié.
Te souviens-tu du film de Wim Wenders « Les ailes du désir ». Damiel ne désire pas une femme mais le paysage, le pli qu’elle enveloppe. Il n’y a pas de désir qui ne coule dans un agencement. Si l’univers des anges est en noir et blanc, celui des humains est en couleur. Toi qui partages comme moi le goût pour la photographie, tu ne peux qu’y être sensible. Certes, le noir et blanc est plus pur, plus esthétisant, mais les couleurs de tes cerfs-volants sont aussi importantes. Deleuze disait de Spinoza que la joie consiste à remplir une puissance, à conquérir un peu de couleur.
Tout pouvoir est nécessairement triste, mais il n’existe pas de puissance mauvaise. Ainsi, la maladie peut aiguiser le sentiment de vie, il faut s’en servir pour être un peu plus libre. Djamila la lumière, si le sentiment de vacuité de la vie t’envahit, il te suffit alors de te poser et de regarder les nuages dessiner le ciel pour arrêter le temps. Il t’arrivait parfois d’oublier les dates, les heures dans tes déclarations, ce qui me prêtait à sourire. Maître du temps et de ses caprices, tu le refoulais, tu lui déniais le droit d’exister. Ton combat est sans fin, il n’est pas ridicule, il montre juste que tu es impliquée dans la vie.