Le style est vif, concis et précis. J’apprécie les qualités de l’auteure qui n’hésite pas à battre en brèche les idées reçues. Elisabeth Badinter, dans son ouvrage “Fausse route”, pointe du doigt le nouveau piège tendu par les féministes, lequel consisterait à renouer avec le séparatisme.
Il est à craindre que les conditions des femmes ne s’améliorent pas et que les relations avec les hommes se détériorent, voici ce qu’elle appelle faire fausse route. Cette tentation serait celle du discours dominant depuis les années 90. Obsédé par le procès du sexe masculin et la problématique identitaire, le féminisme de ces dernières années a laissé de côté les combats qui faisaient sa raison d’être. La liberté sexuelle a cédé le pas au mythe de l’instinct maternel que nul n’interroge.
Alors qu’au milieu des années 80, les féministes américaines dénonçaient déjà toutes les violences faites aux femmes, entretenant ainsi une méfiance croissante à l’égard du sexe masculin, de l’autre côté de l’Atlantique, c’est la double journée de travail et l’inexplicable inertie des hommes qui retinrent l’attention des femmes (cf. Michèle Fitoussi, le Ras-le-bol des superwoman, 1987). Les Françaises éprouveraient une forme de désenchantement à l’égard des hommes, la plupart d’entre eux n’ayant pas joué le jeu de l’égalité.
Tandis que les Françaises rêvaient d’une relation apaisée avec les hommes, la nouvelle vague féministe américaine tient un discours essentialiste et séparatiste, recréant un nouveau dualisme sexuel oppositionnel. Ce féminisme américain est notamment celui d’Andréa Dworkin. Or depuis 20 ans, les femmes continuent d’assumer les trois quarts des tâches familiales et ménagères. Les féministes ayant proclamé des objectifs irréalisables se sont tu et ont laissé prise à une nouvelle sensibilité féministe plus radicale ; le désenchantement s’est alors transformé en ressentiment.
La figure héroïque n’est plus celle de la femme qui soulève des montagnes, mais la femme victime qui se déclare sans défense (et le principe voudrait que la victime ait toujours raison). Toute souffrance appelle dénonciation et réparation. La victimisation générale de la société a donc entraîné la montée en puissance de la pénalisation.
Les critères cartésiens de la vérité n’ont plus cours depuis longtemps. A l’idée “claire et distincte”, nous préférons l’analogie et la généralisation, écrira Elisabeth Badinter. Or l’amalgame est moins l’outil du savant que du politique.
L’auteure a l’impression que l’enjeu aujourd’hui est moins une théorie du rapport des sexes que la mise en accusation de l’autre sexe et d’un système d’oppression. Ainsi en va-t-il de l’ouvrage de A.Dworkin, “Pornography, Men Possessing Women” (1981). De même, MacKinnon fit reconnaître le harcèlement sexuel comme un forme de discrimination sexuelle par la Cour suprême des Etats-Unis en 1986 et fit voter l’ordonnance dite “MacKinnon-Dworkin” contre la pornographie. En France, Gisèle Halimi fit requalifier le viol en 1980. Le nouveau code pénal de 1992 ne parle plus d’”attentats aux moeurs” mais d’”agressions sexuelles”. En 1992, le nouveau délit de “harcèlement sexuel” fut limité à la pénalisation des rapports hiérarchiques. Dix ans plus tard, la loi du 17 janvier 2002 évacue la notion d’autorité.
Elisabeth Badinter interroge : n’aurait-il pas mieux valu encourager les femmes (et les hommes) à se défendre elles-mêmes plutôt que de les considérer comme des êtres sans défense (une bonne paire de claques pourrait suffire, selon elle) ? L’extension du concept de violence aux agressions verbales et aux pressions psychologiques ouvre la porte à toutes les interprétations (or les mots sont moins violents que les gestes, et hommes et femmes sont à niveau égal, dit-elle).
L’auteure remettra en cause la pertinence des questions posées dans le cadre de l’enquête de Maryse Jaspard et l’équipe Enveff commanditée par le secrétariat des Droits des femmes en 2000, et le fait que les statistiques soient instrumentalisées au service d’une idéologie.
Cela ne l’empêchera pas de reconnaître la violence conjugale, tout en précisant d’emblée que les femmes peuvent violenter leurs conjoints (sujet tabou). L’explication qui consisterait à dire que les femmes violentes le sont par vengeance ou désespoir contre leurs conjoints n’est pas satisfaisante. Il existerait des “zones grises” du féminisme.
Helen Schuber a ainsi travaillé sur les exécutrices zélées d’Hitler dans “JudasFrauden”. Elle distingue celles qui ont dénoncé par loyauté à l’égard du régime, celles qui ont agi pour faire de l’ordre ou pour régler à leur avantage des confits privés, et enfin celles qui ont agi par passions et pulsions (sadisme). Toute proportion gardée, leur nombre présente 10 à 15% des hommes qui tuent, humilient, torturent.
L’auteure abordera également la délinquance juvénile. C’est à l’occasion du débat sur le foulard islamique en 1989 que l’universalisme connut sa première grande défaite et que l’on admit pour la première fois une différence de statut entre hommes et femmes, marquant ainsi un grave retour en arrière.
La culture et l’environnement semblent être de meilleurs indicateurs de la délinquance juvénile que le sexe. Ceci dit, selon le directeur de l’Observatoire européen de la violence scolaire, “le machisme féminin est sans doute une manière de résister à la domination masculine”…ou de se mesurer à part égale avec les garçons. Il en résultera une généralisation de la victimisation féminine et de la culpabilité masculine. Le “viriarcat” s’est substitué au patriarcat.
Même si ces féministes s’en défendent pour la forme, elles ont substitué à la condamnation des abus masculins la dénonciation inconditionnelle du sexe masculin. Antoinette Fouque a jugé bon de rappeler qu’il y a deux sexes tout en nous rappelant à notre grandeur maternelle ; Sylvie Agacinski estime que la disparition des genres visant à l’uniformisation des individus constituerait une fantasme totalitaire et qu’il y aurait une sorte de “conscience des sexes qui accompagne l’expérience de la procréation”.
Reste à ces féministes radicales à redéfinir les belles différences qui nous distinguent des hommes, étant entendu que la spécificité masculine paraît sculptée dans le marbre. Certes, elles se gardent bien d’en appeler à la “nature masculine” qui interdirait tout espoir de changement et n’offrirait d’autre solution que l’inconcevable séparatisme, mais l’universalité des propos fige et “essentialise” cette masculinité traditionnelle.
Selon Luce Irigaray ”le peuple des hommes fait la guerre partout. Il est traditionnellement carnivore, parfois cannibale. Donc il faut tuer pour manger, asservir de plus en plus la nature”. Le peuple des femmes, mues par la vertu maternelle, est à l’inverse.
En 1970, le MLF exprime un second aspect du manichéisme sexuel. Courage, sens du sacrifice, dévouement en politique, les femmes n’auraient pas les vices et pulsions des hommes. Tous ces discours tenus plusieurs années ont donné naissance à ce que l’on pourrait appeler la “bien-pensance” féminine.
Simone de Beauvoir et ses disciples seraient coupables de virilisme, mues par le “désir d’effacer la différence des femmes” et seraient tombées dans le piège de l’androcentrisme. En croyant s’affranchir du joug masculin, les féministes libertaires l’auraient au contraire renforcé.
Elisabeth Badinter reconnaît que le “Deuxième sexe” est passé à côté de la féminité, mais Simone de Beauvoir a apporté la reconnaissance du droit à la contraception et à l’avortement, affirmant ainsi le primat de la culture sur la nature.
Faut-il voir dans les sex-toys et pratiques BDSM, la libération des tabous ou la tyrannie des fantasme, la dédramatisation ou la réduction de la sexualité à la sensation physique, la légitimation du désir ou le défoulement de la violence, l’épanouissement personnel ou la solitude et misère sexuelle ?
Certains verront dans une nouvelle sexualité multiforme et débridée, une forme apaisée et libérée, d’autres une libido sans coeur et sans âme, d’autres enfin comme le lieu de toutes les violences et de la sauvagerie retrouvée. La plupart s’interroge, sauf les tenants du nouveau féminisme moral, sûrs de leur analyse (proposition de pénalisation du couple vénal – prostitution - par Christophe Caresche…mais pas du mariage par intérêt).
En resacralisant la sexualité, la deuxième vague féministe a opéré une virevolte radicale par rapport au féminisme libertaire qui la précède. Là est bien le problème contemporain : comment parler de “nature” sans mettre en péril la liberté ? Comment soutenir le dualisme des sexes sans reconstruire la prison des genres ?
Ce débat a fait rage lors de la loi sur la parité en politique. Quand il a fallu légitimer l’inscription du dualisme sexuel dans la Constitution, nombre de paritaristes ont fermé les yeux. Un tel progrès valait bien l’oubli de ses principes. Reste un double sentiment de malaise tant à l’égard du diagnostic que des remèdes proposés.
Malaise aussi à l’égard de la condamnation en bloc d’un sexe qui ressemble à du sexisme. Les mots d’ordre comme “changer l’homme” plutôt que “lutter contre les abus de certains hommes” relève d’une utopie totalitaire. La raison du féminisme est d’instaurer l’égalité des sexes et non d’améliorer les relations entre hommes et femmes.
Mais ces relations ne se sont guère améliorées, l’individualisme aidant, elles se sont peut-être mêmes détériorées. Les deux sexes se posent en victimes l’un de l’autre, à ceci près que les femmes parlent haut et fort et que les hommes murmurent. Dépossédés, désorientés, amers ou inquiets, les hommes s’imaginent dans leurs pires cauchemars un futur d’homme-objet, castré, inutile, même dans la reproduction. Tous redoutent peu ou prou leurs nouvelles rivales.
Elisabeth Badinter estime qu’il n’y a pas une masculinité universelle, mais de multiples masculinités, comme il existe de multiples féminités. Les catégories binaires sont dangereuses parce qu’elles effacent la complexité du réel au profit de schémas simplistes et contraignants. Enfin, l’APE a surtout favorisé le retour des mères au foyer. Elle propose la création de crèches et le partage du congé parental, sans différenciation des rôles.
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Badinter E., Fausse route, Odile Jacob, 2006.