Augmenter le pouvoir d’achat des ménages, on n’entend plus que cela ! Cela est, certes, vital pour les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, mais rehausser le pouvoir d’achat de tous nos concitoyens ne serait qu’une pure fuite en avant. Si la priorité est d’agir sur le coût des dépenses fixes (logement, transports, énergie), regardons comment se portent les prix de la grande distribution (hypermarchés, supermarchés, discount).
Encore récemment, les mêmes produits des mêmes marques coûtaient nettement moins cher dans les circuits de grande distribution de nos voisins européens que chez nous, parfois dans des proportions aberrantes ! Pourtant, le secteur de la distribution fut de nombreuses fois réglementé en France afin d’abaisser les prix des produits de première nécessité. Encourager la concurrence accrue entre les distributeurs devait servir les intérêts du consommateur. Mais avons-nous un seul instant pensé aux producteurs ?
Déjà à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’ordonnance de 1945 fixa une longue liste de produits les plus courants dont les prix étaient administrés, une façon de lutter contre le marché noir. Lorsque cela ne fut plus estimé nécessaire, l’ordonnance Balladur du 1er décembre 1986 libéra les prix de ces biens en interdisant toutefois les ventes à perte (la facture de vente avec éventuellement marge avant en précise le montant). Par la suite, la loi Galland de 1996 visera à interdire aux grandes surfaces la possibilité intégrer les ristournes arrières de leurs fournisseurs dans le prix de vente aux consommateurs, en espérant ainsi ne pas introduire un déséquilibre qui serait préjudiciable au petit commerce.
Or la loi Galland eut pour effet contraire d’accroître les bénéfices des grandes surfaces, lesquelles profitèrent des marges arrières, ou dit autrement, des rétro-commissions, des remises différées, des autres avantages financiers…. En 1999, les industriels accusèrent les grandes surfaces en situation quasi monopolistique de dérapages.
Prenant le contre-pied de la loi Galland, plusieurs lois de libéralisation des prix furent votées, contribuant à développer la concurrence des grandes surfaces au service des consommateurs.
La loi Dutreil II (2005) et la loi Chatel (2007) permirent aux distributeurs d’intégrer progressivement leurs marges arrières dans le calcul du seuil de leur revente à perte.
La loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008, inspirée par la commission Attali, complétera le dispositif en instaurant la liberté tarifaire entre fournisseurs et distributeurs tout en obligeant les distributeurs à payer plus rapidement les petits producteurs, en assouplissement des règles d’urbanisme commercial pour les supermarchés tout en renforçant les moyens des élus locaux.
Ces politiques visèrent à déréguler les prix sur les produits de première nécessité des grandes surfaces, le Prix de Vente Consommateur. Christine Lagarde lancera un observatoire des prix et des marges pour s’assurer du résultat.
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Pour autant, les négociations entre fournisseurs et distributeurs peuvent-elles être considérées comme étant équilibrées lorsque, seuls six grands groupes se partagent les surfaces de ventes des hypermarchés face à un tissu de PME constitutif de l’industrie agro-alimentaire hexagonale ? Ces PME auront-elles vraiment leurs mots à dire ?
Christian Jacquiau, auteur des Coulisses de la grande distribution, expliquera: « Imaginez le marché comme un sablier : en haut, vous avez les fournisseurs avec leurs marchandises, leur but est d’atteindre, en bas, les consommateurs. Mais pour cela, ils sont obligés de passer par un goulot d’étranglement très étroit : les hypermarchés. Ceux-ci profitent de leur situation privilégiée face aux PME qui leur vendent les produits afin d’avoir les prix les plus bas possibles. »
Résultat : le moins-disant l’emporte, et, écrasés par la pression de la grande distribution et les fameuses marges arrières, les petits producteurs mettent la clef sous la porte, quand les gros délocalisent dans des pays où la vie – et le coût du travail – sont moins chers. Il faut contenir les prix et revaloriser les bas salaires, proclamerons d’une seule voix les forces de Gauche, mais prennent-elles seulement en compte le fait que nous consommons des produits importés ?
Notre balance commerciale est lourdement déficitaire et les perspectives françaises en matière d’exportations ont peu de chance de s’améliorer ! Nos parts de marché diminuent régulièrement, certes en raison de la forte concurrence des pays émergents, mais aussi sur un rythme plus élevé que celui des principaux pays de la zone euro. Cela signifie que la compétitivité des entreprises françaises est insuffisante. Les grandes entreprises du CAC 40 dont l’essentiel des activités se situe désormais hors de l’Hexagone s’en sortent, cependant la France manque cruellement de grosses PME de plus de 500 salariés qui soient en mesure de fabriquer des produits de qualité sur les créneaux les plus porteurs.
Les écologistes répondront qu’il faut commencer par relocaliser les activités en privilégiant celles qui sont fortement créatrices d’emplois et écologiquement soutenables. Cela peut fonctionner dans certains secteurs ; mais dans la grande distribution, comment faire lorsque les frontières sont ouvertes ?
Mieux flécher les aides de Bruxelles, oui, certainement, mais cela ne suffira pas. Faut-il surtaxer les produits importés, fabriqués à bas coût et pollueurs ? Cela serait injuste socialement pour les ménages aux faibles revenus. Ou au contraire supprimer la TVA sur les produits de première nécessité ? Il n’est pas évident que cette mesure puisse relancer notre système productif. Supprimer le système des marges arrières et permettre aux producteurs de définir le prix de vente aux consommateurs (comme pour les livres) suivant la proposition de Christian Jacquiau ? Laver les cerveaux de nos concitoyens pour qu’ils n’achètent plus que des produits locaux dans des coopératives bio au fin fond du Larzac ?
Dans une économie ouverte, il aurait fallu restaurer les marges des producteurs français qui sont plus faibles que celles de leurs concurrents européens, en raison de la fiscalité et des charges sociales, et faciliter davantage l’investissement écologiquement soutenable.
Pourquoi ne pas remplacer l’impôt sur les bénéfices des sociétés par un impôt sur les dividendes des actionnaires-ménages, afin qu’ils investissement durablement dans l’économie capitalistique, comme le suggère Jean Peyrelevade ? Pourquoi ne pas supprimer la taxe professionnelle assise sur les valeurs locatives des équipements par une taxe carbone sur les activités polluantes ?
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Nb : L’hypothèse d’atomicité de la concurrence parfaite n’est, en général, pas vérifier lorsque le nombre de producteurs concurrents est faible, ou lorsque la taille est inégale. Des modèles d’oligopoles ont été développées lorsque les coûts fixes apparaissent à la production et donnent lieu à l’existence d’économies d’échelles. Les entreprises identiques se font concurrence par la quantité et ne formulent pas d’hypothèse sur la quantité produite par les autres firmes qui est une inconnue (Cournot). Il y a rationnement de la demande et le prix est supérieur au coût marginal de production, le surcoût étant d’autant plus important que la demande est captive. L’équilibre de constitue pas un optimum de Pareto et la perte de bien-être est en 1/n, où n est le nombre d’entreprises constituant l’oligopole. Et lorsqu’une entreprise a une position de leader, elle anticipe la réaction des autres entreprises et se comporte comme un monopole sur la demande résiduelle (Stackelberg). Cette situation est sous-optimale mais est plus favorable pour le consommataeur que le duopole de Cournot.
Jacquiau, C., Les coulisses de la grande distribution, Albin Michel, 2000