Croissance (PIB) /développement (revenus) ?
Laurent Davezies, professeur à Paris I et IEP Paris, auteur de « La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses » prend dans son ouvrage le contre-pied de Daniel Cohen, auteur des « Trois leçons sur la société post-industrielle ».
Il reproche à ce dernier de suivre les théories de Krugman, celle de la nouvelle économie géographique, selon laquelle il existerait un déséquilibre cumulatif au profit des métropoles les plus riches.
Or, le modèle ricardien des avantages comparatifs productifs ne serait plus pertinent, du fait de la montée en puissance des flux de revenus non directement liés à la production locale (PIB).
Ainsi, la compétitivité productive des territoires n’a d’incidence que sur le quart de la puissance du moteur de développement que constituent les flux de revenus basiques. Cependant, issus d’une culture encore fortement marquée par le productivisme, d’inspiration libérale ou marxiste, les élus se méfient instinctivement des stratégies purement résidentielles.
Il faudrait revenir à une représentation fondamentaliste de la base économique fondée sur l’analyse du revenu et non des activités (p.57). Aujourd’hui, force est de constater que les populations quittent les régions les plus développées pour se porter vers des régions moins riches.
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Selon l’auteur, les régions-wagons (au sens de territoire/aire urbaine) vont désormais plus vite que les régions-locomotives depuis les années 1980, alors que le développement des premières dépend largement de la croissance assurée par les secondes.
Les lieux de la croissance (les métropoles) ne sont plus nécessairement ceux du bien-être, entendre par cela du développement. Depuis les années 80, on assiste ainsi à une déconnection entre les facteurs de production (PIB) et les facteurs de développement dans un même lieu.
Si les disparités de PIB par habitant tendent à se creuser entre nos territoires, on observe un étonnant rééquilibrage de leur revenu, de leur emploi et de leur peuplement (p.10).
On est loin de cette captation économique si souvent reprochée aux métropoles. Dans le registre du développement humain et de la cohésion sociale, c’est à l’intérieur de nos métropoles que les situations se dégradent de la façon la plus inquiétante (p.108).
Les grandes métropoles concentrent désormais tendanciellement les cadres bobos qui en sont professionnellement captifs et les exclus qui y sont scotchés par la pauvreté. Or, une grande métropole moderne devrait pourtant accueillir en grand nombre des métiers et des ménages de la classe moyenne, laquelle assure la logistique économique, sanitaire et sociale.
Alors que les inégalités de revenu ont eu tendance à décroître entre nos régions et nos villes, elles ont augmenté à l’échelle plus fine de nos agglomérations. Ce sont les comportements ségrégatifs des ménages qui défont la cohésion locale ou sociale (p.14).
Nos grandes métropoles françaises n’ont le vent en poupe que sur le papier, déclare-t-il. L’aire urbaine de Lyon enregistre des évolutions oscillant entre le médiocre et l’inquiétant (p.83).
Il faut se réjouir du succès actuel des villes (200 000 à 500 000 habitants) comme Toulouse, Nantes ou Rennes, mais est-ce bien prudent d’imaginer opérer un changement d’attelage en pleine compétition mondiale, interroge l’auteur.
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L’existence de puissants mécanismes de redistribution du revenu liés aux prélèvements, aux dépenses publiques et aux transferts sociaux, expliquent ce nivellement des revenus. Alors que les dépenses publiques représentaient 28% du PIB en 1950, elles atteignent 55,4% en 2003.
Le plus fort changement n’a donc pas été du côté de la mondialisation mais plutôt du côté de la mutualisation. Pourtant, on ne cesse de déplorer le retrait de l’Etat et la montée de la mondialisation libérale…(p.15).
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de la faible part, en général, des revenus directs de l’activité productive privée concurrentielle dans le revenu des ménages. Il n’y a pas une seule région française dans laquelle la somme des salaires privés soit supérieure à la somme des salaires publics et des prestations sociales.
Les activités privées représentent un peu plus du tiers de l’emploi national et de l’ordre du quart des revenus basiques des zones d’emploi françaises (p.60). L’économie productive en compétition pèse peu localement par rapport à l’autre économie (résidentielle), celle de la consommation qui détermine le niveau des activités des entreprises qui se localisent pour vendre.
Il ne faut pas s’étonner non plus que les géographies de la valeur ajoutée et celle du revenu puissent diverger. Les transferts de revenu entre les espaces traduisent l’expression d’une garantie mutuelle nationale permettant d’assurer un équilibre de services publics et de modes de vie à l’ensemble des populations, indépendamment de leur capacité à créer des richesses et à contribuer aux budgets publics. Il existe ainsi une progressivité spatiale implicite de la fiscalité.
L’auteur fait référence à la loi de Wagner, selon laquelle, la part socialisée du revenu augmente quasi mécaniquement avec le développement et la complexification des sociétés. Le standard de solidarité sociale continue de s’élever (ex RMI).
Critiquant la théorie de Laffer selon laquelle trop d’impôt tue l’impôt, il se fait l’écho des travaux de Thomas Piketty, lesquels saluent les vertus économiques du prélèvement direct sur les plus gros revenus.
La pénalisation fiscale, à défaut de créer des emplois immédiats, constituerait une incitation à plus d’efficacité productive. De plus, la mutualisation et leur mécanisme d’amortisseur faciliteraient la prise de risque des agents économiques, permettant ainsi d’assurer un développement économique de plus long terme.
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Nous constatons une véritable révolution des modes de vie dont la première expression est celle de la mobilité (p.34). Les régions les plus productives (PIB) sont celles où la part des retraités (revenus) est la plus faible. Il n’y a rien d’étonnant à cela mais ceci est beaucoup plus vrai chez nous qu’ailleurs.
On assiste à une spécialisation fonctionnelle des territoires : les habitants se déplacent en fonction des moments du cycle de vie. A l’inverse, les pays à structure fédérale conservent mieux leurs populations sur l’ensemble du cycle de vie. Ce phénomène en France conduit à une spécialisation sociale des régions dans l’accueil des retraités.
On trouve une bonne corrélation entre les revenus de retraite par habitant et les dépenses touristiques par habitant dans les régions françaises. On peut considérer que les retraités qui en ont les moyens tendent à se localiser dans des espaces touristiques et que ce sont généralement les mêmes facteurs qui attirent les touristes et les retraités mobiles (p.39).
De fait, l’aménagement du territoire est plus marqué par l’extension d’une économie de loisirs que la montée en puissance de la concurrence mondiale ou les changements du rapport des firmes aux territoires. De plus, la dissociation résidence/travail induit aussi des territoires purement résidentiels. Tel est le cas des villes situées à la périphérie de grands bassins d’emploi (ex : Villefranche).
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L’apparition de l’effet ciseau entre la géographie de la création de la richesse et celle de sa distribution depuis les années 80 signe l’arrêt de mort d’une acceptation globale et unique du développement territorial fondé sur le PIB. L’évolution de l’emploi, la lutte contre la pauvreté, la dynamique démographie dépend beaucoup plus de l’évolution des revenus que du PIB.
L’emploi se développe à présent plus rapidement dans les zones les moins actives. La dynamique du chômage et de la pauvreté dépend non de la compétitivité productive des territoires mais plutôt du niveau de la demande locale vis-à-vis du secteur domestique. Les pertes les plus massives d’emplois d’ouvriers ont été d’abord le fait des régions les plus riches. Ainsi le département du Rhône perd trois plus d’emplois ouvriers que le département du Pas-de-Calais.
Les territoires productifs génèrent désormais plus de pauvres chez eux, tout en contribuant via les transferts publics et privés de revenus à réduire la pauvreté dans les territoires résidentiels. Les territoires résidentiels disposent d’un turbo qui transforme leur économie résidentielle favorable en économie présentielle très favorable.
Le premier facteur de convergence économique des territoires français est aujourd’hui leur qualité environnementale (espaces naturels entretenus et équipés, produits AOC, gastronomies régionales, authenticité…), avec une distribution des avantages comparatifs résidentiels qui parvient à compenser l’inégalité croissante de la géographie des avantages comparatifs productifs.
Les territoires productifs fondé sur l’offre, qui tout à la fois tire la croissance française, finance les transferts publics et privés de revenus entre les territoires deviennent de plus en plus discriminant et socialement cruel vis-à-vis des actifs produisant cette offre ; tandis que les territoires résidentiels, fondés sur l’attractivité, la captation des revenus et la demande des ménages, mettent en œuvre des effets multiplicateurs d’emploi et de revenu très favorables à la cohésion territoriale et sociale (p.70).
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Davezies. L., La République et ses territoires, La République des Idées, le Seuil, 2008.
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