Papy blues génération
Dans son ouvrage « Les classes moyennes à la dérive » paru dans la collection « la République des idées » de Pierre Rosanvallon, l’auteur Louis Chauvel semble cultiver un certain pessimisme comme pour mieux faire passer un propos foncièrement alarmiste. Le sociologue redoute la montée en puissance d’un individualisme solitaire des classes aisées, lequel prendrait le pas sur l’individualisme solidaire des classes moyennes déclinantes. Il déclare s’inscrire dans la lignée des travaux de Manuel Todd.
La première partie de son livre consiste à définir les classes moyennes inférieures, intermédiaires et supérieures, à partir de la notion de capital économique puis de capital culturel ; sachant qu’en 2005, 75% des Français avaient le sentiment d’appartenir aux classes moyennes. Il épinglera au passage Bourdieu et Passeron, lesquels écriront « La Reproduction au moment même où se développe un fort courant de mobilité sociale ascendante qui nuance nettement leur modèle de reproduction (1970) » ainsi que Mendras, lequel défendra « son modèle de moyennisation alors même que les classes moyennes ont déjà amorcé leur déclin (1988)».
Selon l’Insee, de 1984 à 2003, du point de vue du revenu après redistributions et hors revenu implicite ou explicite de la propriété, il n’existe pas en France de croissance des inégalités économiques. Tout au plus, faut-il noter une croissance du décile supérieur – correspondant aux 10% les plus aisés – et du décile inférieur – le dixième le plus pauvre – tandis que la médiane (le niveau de revenu qui sépare en deux parties égales la population entre une moitié plus riche et une moitié plus pauvre) stagne. « Autrement dit, cela fait vingt ans qu’en France il ne se passe plus rien sur le front des inégalités analysées à leur niveau le plus global ».
La foi dans le progrès – traduit par le produit intérieur brut – ne serait plus crédible, entraînant dans la foulée une forme de désenchantement. A ce stade, je me demande si l’auteur ne s’attache pas lui-même à un modèle de développement qui me semble plutôt dépassé. Pour regretter un ancien modèle, ne faut-il pas l’avoir vécu ? Selon l’auteur, voilà trois décennies que la société française regrette un paradis perdu, ne sachant comment appréhender une société de la post-abondance, un monde rempli d’incertitude, une société où les inégalités seraient devenues aléatoires et les comportements opportunistes. Les classes moyennes qui incarnaient la confiance seraient à présent remplies d’angoisse et la diffuseraient à tout va…
Les principales victimes seraient les trentenaires ; les généreuses redistributions des familles à leur progéniture permettaient d’acheter la paix sociale. « Mais la société fondée sur la mendicité familiale doit s’attendre à faire face, tôt ou tard, à une impasse civilisationnelle. ». Souhaite-t-il nous mettre en garde face à une éventuelle révolte d’une génération gâchée ? C’est alors que tout s’éclaire « C’est en réalité lorsque les seniors des classes moyennes prennent conscience du sort de leur progéniture, que l’échec même d’une vie de croyance dans le progrès risque de déstabiliser durablement les représentations politiques ».
Nous serions donc confrontés à une sorte de papy blues. Les sexagénaires ayant vanté les mérites de l’individualisme intégré (au sens de moral, non utilitaire) seraient donc anxieux et angoissés ! Plongés dans une société de plus en plus complexe, ils assistent non seulement « à la chute d’un projet porté par les classes moyennes, mais aussi à leur incapacité croissante à convaincre les autres classes que la direction qui est la leur est aussi le sens de l’histoire pour les autres catégories ». Le pire serait pour les catégories situées en dessous d’elles, dès lors qu’elles ont adopté le système de représentations de l’individualisme radical élaboré par les groupes intermédiaires sans recevoir pour autant les moyens qui allaient avec.
Quels sont les risques ? Les candidats politiques de la classe moyenne pourraient bien chuter au profit de ceux qui choisiraient des approches plus typiquement populistes. Et si la France reste marquée par des classes moyennes intermédiaires dont le rapport au politique est une caractéristique centrale, prédominant en comparaison avec leur rapport à l’ordre économique, les classes moyennes supérieures pourraient prendre le dessus. Les classes moyennes pourraient subir « une marginalisation générale par rapport à d’autres groupes sociaux comme la nouvelle aristocratie patrimoniale qui semble pouvoir émerger », avec une forme d’argentinisation du système bien loin du modèle suédois.
Comment palier à une telle dyssocialisation ? « Il semble avant tout que les classes moyennes ne conserveront leur statut que si elles se montrent indispensables dans l’ordre économique : la discussion sur la place du travail sera essentielle ». Elles ne survivront qu’à condition de rétablir « le savoir », avec une revalorisation de titres scolaires, tout en évitant de promouvoir des cursus hyper spécialisés mais ceux alliant sciences molles et sciences dures. « Il faudrait aussi pouvoir rediscuter de la hiérarchie des valeurs, de l’égalitarisme, de la place du mérite et des conceptions de liberté, des progrès concrets (…) en s’intéressant aux réalités vécues ».
Chauvel L., Les classes moyennes à la dérive, Le Seuil, 2006.
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Pour aller plus loin :
E.Suleiman, Les ressorts cachés de la réussite française, Paris, Seuil, 1995.
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