Devoir de réserve et liberté d’expression
Pourtant bien décidée à boycotter le pamphlet de Zoé Shépard « complètement dé-bor-dée », la suspectant de surfer sur des postulats néolibéraux en vogue (collectivités dispendieuses et fonctionnaires improductifs), en y voyant même, en pleine réforme territoriale, une tentative de déstabilisation du Président de l’ARF, le CNFPT me contraint à l’acte puisqu’il choisit de mettre ce pamphlet anti-CNFPT à l’ordre du jour du concours d’administrateur territorial.
Son ouvrage est déjà un best-seller, alors, après tout, un tirage de plus ou de moins, que cela peut-il bien faire ?
Il se lit facilement, se révèle particulièrement drôle, et pousse la caricature tellement loin qu’il serait difficile de croire que ces faits sont tous réels et concernent tous la même collectivité ; même s’il est vrai que je n’écouterai jamais plus Alain Rousset de la même façon.
A-t-il été décrébilisé ? sans doute. Est-il innocent ? j’en doute : à survoler les publications d’offres d’emplois, n’importe quel collaborateur averti peut se rendre compte qu’il y a un problème managérial au Conseil Régional d’Aquitaine.
Alain Rousset, pouvait-il renforcer la sanction du Conseil de discipline prise le 1er juillet 2010 (2 ans d’exclusion de la FPT avec suspension de salaire – avis consultatif), cela aurait accrédité les écrits d’Aurélie Boullet. L’auteur écopera donc d’une exclusion de 10 mois de la FPT, dont 6 mois avec sursis.
Dans les années 1950, Michel Debré donnait sa définition : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait », c’était la conception du fonctionnaire-sujet. La gauche a choisi en 1983 la conception du fonctionnaire-citoyen en lui reconnaissant, en raison même de sa vocation à servir l’intérêt général et de la responsabilité qui lui incombe à ce titre, la plénitude des droits du citoyen.
Si le statut vise à protéger les fonctionnaires, à leur assurer un égal traitement ainsi qu’un devoir de neutralité et d’impartialité, l’obligation de réserve, qui contraint les agents publics à observer une retenue dans l’expression de leurs opinions notamment politiques sous peine de s’exposer à une sanction disciplinaire, ne figure pas explicitement dans les lois statutaires relatives à la fonction publique.
Il s’agit d’une création jurisprudentielle, reprise dans certains statuts particuliers, tels les statuts des magistrats, des militaires, des policiers…ou de leur position dans la hiérarchie (ambassadeurs, préfets…). ». Et encore, pour aucun de ces fonctionnaires, l’obligation de réserve n’est inscrite nommément dans leurs statuts (hormis pour les membres du Conseil d’Etat dont le statut invite chaque membre à « la réserve que lui imposent ses fonctions »)
En effet, la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite loi le Pors, ne fait pas mention du « devoir de réserve » ou « obligation de réserve ». Les législateurs ont préféré laisser au juge administratif le soin de réguler les situations au cas par cas.
Dans une tribune publiée dans le Monde du 31 janvier 2008, Anicet Le Pors rappela que le « devoir de réserve » des fonctionnaires ne devait être confondu avec » le secret professionnel » ou » la discrétion professionnelle », lesquels concernent « les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions » (art 26 de la loi).
L’ancien Ministre rappelle que « La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires » (article 6 de la loi), conformément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » (article 10 de la déclaration).
C’est donc à l’autorité hiérarchique dont dépend l’agent qu’il revient d’apprécier si un manquement à l’obligation de réserve a été commis et, le cas échéant, d’engager une procédure disciplinaire.
Ne porte pas atteinte à l’obligation de réserve, le fait pour un fonctionnaire de police de n’avoir pu empêcher des gestes et des cris hostiles au gouvernement, lors d’une manifestation autorisée. Il faut à ce propos noter que lorsque les media rapportent des cas de fonctionnaires sanctionnés pour manquement à « l’obligation de réserve », en réalité les sanctions sont maquillées en mutations ou déplacements, car aucune sanction officielle ne pourrait être prise pour un manquement à une règle qui n’existe pas dans la loi.
De fait, la question est toujours celle-ci : quelles limites l’administration (État, collectivités territoriales) peut-elle assigner à la liberté d’expression de ses agents garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? La réponse n’est jamais claire. Mais, justement pour tenter d’y faire la lumière, il conviendrait d’expliciter la finalité du devoir de réserve.
Une explication parfois donnée est qu’il s’agit d’assurer la neutralité de l’administration. Un fonctionnaire doit traiter ses dossiers sans privilégier ni brimer aucun citoyen à raison de ses appartenances, convictions, origines, diplômes, métiers, etc. Pour ce faire, il doit faire abstraction (réserver) ses propres convictions.
Et – c’est là qu’on rencontre la question de la liberté d’expression – il ne doit pas, par ses déclarations, donner à penser qu’il traiterait ses dossiers selon ses convictions. Il est souhaitable, afin de conserver à l’action publique cohérence et lisibilité, que les fonctionnaires s’astreignent à un exercice mesuré de cette faculté d’expression lorsqu’elle peut remettre en cause des décisions légitimement prises par l’autorité.
Le devoir de réserve interdit par exemple de tenir, publiquement, des propos outranciers visant les supérieurs hiérarchiques ou plus largement dévalorisant l’administration.
Mais il est tentant aussi pour celle-ci de protéger la part d’arbitraire ou d’influence qui a pu inspirer ces décisions : elle instrumentalise alors le devoir de réserve de façon à restreindre ce qui la gêne, commettant donc un abus d’autorité.
Le respect de cette obligation s’apprécie au regard de la nature des fonctions et des circonstances, ainsi que du contexte dans lequel l’agent s’est exprimé, notamment de la publicité des propos.
Lorsque ces propos n’ont pas été tenus publiquement, mais à l’occasion d’un recours devant le juge administratif, l’agent ne peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire pour manquement à cette obligation. De même, ne manque pas à son obligation de réserve l’agent qui exprime des « critiques d’ordre général » publiées en dehors de son service, sous un pseudonyme sur le site d’une association.
Mais les agents publics qui participent à des blogs dans le cadre de leur vie privée doivent s’abstenir de tout propos susceptible de mettre en cause de manière directe le fonctionnement de leur administration ou de l’administration en général.
Les responsables syndicaux sont soumis aux mêmes obligations que tout agent public, y compris à l’obligation de réserve. Toutefois, elle s’impose à eux de manière plus souple et ils disposent ainsi d’une plus grande liberté d’expression dans l’exercice de leur mandat ou de leurs fonctions.
Par exemple, la déclaration d’un sapeur-pompier, responsable syndical, à un journaliste, exposant des revendications professionnelles ne constitue pas un manquement, en dépit de la vivacité de son ton. En revanche, même en période de conflit social, des propos injurieux diffusés par un responsable syndical sur le site du syndicat, à l’encontre d’un directeur régional de La Poste, ont été jugés comme excédant la mesure admissible (ces propos étaient notamment : « pauvre vieux », « givré », « plus barge que ça, tu meurs », « dingue doublé d’un sadique »).
Enfin, on notera que l’assouplissement de l’obligation de réserve à l’égard des représentants syndicaux ne concerne pas les simples membres d’une organisation syndicale. Ainsi, le fait pour un fonctionnaire de signer une pétition syndicale contre les heures d’ouverture d’un bureau au public constitue un manquement au devoir de réserve, justifiant une baisse de sa notation.
On voit là qu’il est en effet difficile que des textes régissent cet équilibre, qui est d’abord affaire d’éthique professionnelle et politique ; mais en confier le contrôle à la jurisprudence comme ce que le législateur a fait en 1983 laisse une large plage d’incertitude.
___
Shepard Z., Absolument dé-bor-dée ou le paradoxe du fonctionnaire, Albin Michel, 2010.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.