Le temps, la ville et l’urbaniste

18 janvier 2010

Le coupe-papier

Publié par alias dans Petites histoires

J’étais assise sur un des bancs du jardin des Plantes lorsqu’un homme décida de me soustraire à mes pensées « Vous permettez que je m’asseye à côté de vous ? » me demanda-t-il. « Oui, je vous en prie ». 

Je repris le cours de ma lecture, un faux silence s’établit, rompu par le craquement des pages d’un livre que je tentais de déplier feuille par feuille. Ce bruit devenait de plus en plus régulier, susceptible de troubler l’atmosphère. « Vous devriez utiliser un coupe papier » me dit-il d’un air assuré. Je lui sortis alors la grande paire de ciseaux argentée avec laquelle j’égrainais les minutes.

Intrigué, il poursuivit « Que coupez-vous donc ? ». « Je coupe l’eau » lui répondis-je. « Oh, je vois, rares sont les personnes qui lisent Gaston Bachelard. Quel est le titre exact de votre livre ? ». Il mit ses lunettes et se pencha sur mon livre : « L’eau et les rêves »…Etes-vous sûre de ne pas plutôt vous intéresser aux rêves ? J’ai bien dû lire « L’intuition de l’instant », mais cela remonte à près de quarante ans maintenant, je ne pourrais pas vous en parler. »

Nous discutâmes ainsi pendant près de trois quart d’heure, lorsque les gardiens marquèrent par leur coup de sifflet la fermeture du jardin. J’avais juste le temps de me rendre à la librairie acheter le livre qu’il venait de me suggérer.

« L’intuition de l’instant » traitait du problème de l’habitude face au temps discontinu, ce qui revient à parler du sentiment de la continuité rendu possible grâce à l’habitude et de la régénération de par la présence d’espaces intemporels, de silences, de vides. Les pleins entrecoupés de vides permettent la naissance d’« instants féconds ».

Ainsi «  Le rythme franchit le silence, de la même manière que l’être franchit le vide temporel qui sépare les instants. L’être se continue par l’habitude, comme le temps dure par la densité régulière des instants sans durée […] La permanence dont il se croit doué n’est que l’expression de l’habitude à lui-même.[…] En renaissant, nous accentuons la vie. […] Ce qui persiste est toujours ce qui se régénère. […] La synthèse de la nouveauté et de la routine est réalisée par les instants féconds. ».

Cela présentait l’avantage d’être plus clair exprimé ainsi, me suis-je dit le lendemain en contemplant le jardin d’un autre angle. L’homme était de nouveau là. « Je ne vous avais pas reconnue tout de suite. Quelque chose a changé. Hier, vous étiez assise sur du bois, pourquoi avoir choisi la pierre aujourd’hui ? Le bois vous va mieux. La pierre vous coupe des autres » me reprocha-t-il d’un air quelque peu contrarié, avant de se reprendre : « Excusez-moi, ce n’était qu’une impression que j’imputais à la pierre et puis la luminosité n’est pas la même, nous ne sommes pas non plus à la même heure…Il me fallait juste un court temps d’adaptation. Je me sens de nouveau très bien. La pierre n’est pas gênante. Permettez-moi de rester ? ».

L’inconnu avait tenu une librairie spécialisée dans la psychanalyse dans le quartier latin. Une amie m’avait d’ailleurs prêté un de leurs livres sur « L’ombre », et cela me fit pensé que je devais sans doute le retravailler avant de le lui rendre. Le libraire sortit par inadvertance un livre de sa poche. « Quel auteur lisez-vous ? » lui demandais-je un peu curieuse. « Ovide. Je le garde toujours avec moi. Si j’avais connu ce livre plus tôt, cela m’aurait évité bien des erreurs, j’ai lu tant de livres, mais celui-ci est essentiel….Il explique comment gérer le deuil, la perte d’un être aimé….L’amour est culturel…[silence]….Vous devez bien sentir les deux mondes, vous êtes incroyablement calme. Avec vous, mourir doit être agréable. » dit-il en souriant légèrement.

J’avais envie de partir, mais quelque chose me retenait. Il poursuivit « vous savez, j’aurai 60 ans dans deux ans, et cela fait longtemps que je n’ai pas réalisé de grand voyage. J’avais dans l’idée de partir en Indes, ce pays m’a toujours semblé mystérieux… vous ne voudriez pas venir avec moi ? ». Je restais silencieuse. Il reprit « J’hésite, à vrai dire, cela n’est sans doute plus nécessaire de partir aussi loin, maintenant que je vous ai rencontré ».

Cela faisait bien une heure que nous étions ensemble. Je souhaitais mettre un terme à notre entrevue et sollicitais la permission d’en rester là. « Je vous ai froissée, n’est-ce pas ? Vous n’avez rien à craindre, à 58 ans, vous savez…». Je ne savais trop quoi lui répondre mis à part que le temps me manquait et qu’il me fallait poursuivre un travail sans trop vouloir me disperser. « M’accordez-vous juste le temps de manger mon chocolat ». « Oui, bien sûr ». « Pouvons-nous nous revoir régulièrement ? » me demanda-t-il avec une certaine insistance. « Les rencontres ne sont pas fortuites, nous nous reverrons si le destin l’estime utile ». Cette réponse ne semblant pas le satisfaire, il me répondit : « Vous savez, je crois au déterminisme, le destin nous offre en réalité si peu de choix.». Puis il s’en alla.

Le temps s’obscurcit, laissant présager une forte pluie. Il valait mieux ne pas passer par la librairie et remettre Ovide à plus tard. De toute façon, cela me semblait prématuré. J’eus juste le temps de rentrer chez moi avant que la pluie ne se mette à déferler.

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