Et si les hommes prenaient soin de ?
Ce livre intitulé « Le sexe de la sollicitude », écrit par Fabienne Brugère, aborde la façon dont notre société appréhende culturellement la prise en charge de la dépendance (petite enfance, personnes âgées, accidents de la vie…) selon les genres. D’emblée, l’auteure se positionne contre un égalitarisme à la française et s’appuie sur les politiques de discriminations positives susceptibles d’établir une universalisme concret. Elle souligne les apports de la justice reconstructive comme étant une tentative de placer au coeur de la justice (égalitariste), la victime et non plus la loi, l’ordre public ou le criminel. Dans son introduction, elle précisera que si la Révolution française a fabriqué une fausse universalité, structurée dans le recours purement théorique à un citoyen abstrait qui, matériellement exclut les femmes, de l’autre, elle a instauré les valeurs de la modernité en permettant aux mouvements de lutte contre l’exclusion d’ester en justice. Sa réflexion autour du « care » lui vient de la gauche féministe américaine.
Son ouvrage a le mérite de clarifier des mots, tels que celui de la sollicitude, de la compassion et de la charité. La sollicitude nécessite une posture active, contrairement à la compassion qui se contente d’une simple réactivité affective et sur laquelle des politiques et médias surfent à volonté de façon démagogique. Elle critiquera au passage le comportement du Président de la République à plusieurs reprises. « La sollicitude ne consiste pas en un sentimentalisme mou qui transformerait la vulnérabilité humaine sous toutes ses formes en spectacle organisé, capable de programmer mêmes nos conduites humanitaires ». La compassion suppose une identification avec les être souffrants, une empathie avec des individus particuliers qui fait défaut dans la sollicitude, laquelle n’absorbe jamais le soignant dans le soigné. Elle ne se confond pas non plus avec la charité qui s’actualise par le ressort de l’au-delà, principe chrétien abstrait de l’amour du prochain (Cf Robert Castel, « Les métamorphoses de la question sociale »). La sollicitude est à la fois une action ou une réponse appropriée, non guidée par des principes, appliquée à un moment opportun (cf le kairos d’Aristote dans « l’Ethique à Nicomaque »), consciente et responsable, présentant une relation construite à autrui (sans condescendance ni trop plein d’affectivité). L’action fonde une éthique de la reconnaissance, une éthique de la sollicitude.
L’auteure critique l’individualisme matérialiste et propose aux femmes d’assumer et de valoriser leur travail de soins, afin que les hommes puissent se les approprier, sans plus de distinction de genre. Son raisonnement est un peu simpliste et surtout, ne constitue pas une nouveauté. Concrètement, car c’est bien de cela qu’il s’agit, elle propose de réévaluer les activités au service des personnes en rémunérant mieux les professions concernées, en promouvant de nouveaux modes d’organisation de ces activités dans le monde social afin que chacun se sente impliqué dans le souci des autres, quel que soit son genre, sa classe ou sa race. Cette évaluation des métiers gagnerait à être plus qualitative et moins quantitative. Ce livre nous laisse un peu sur notre faim et paradoxalement se veut très idéologique ; car concrètement, comment faisons-nous ?
Son chapitre 1 s’intitue « dépendant donc vulnérable ». Fabienne Brugère rappellera que selon Hume, dans son « Traité de la nature humaine », le moi commence dans le vécu perceptif relationnel. C’est la pensée qui fabrique la fiction d’indépendance du moi. Le moi est toujours habité par autrui, par la relation entre un « je » et un « tu », il est toujours déjà social. Selon Judith Butler dans » Le récit de soi », le moi n’est ni une entité, ni une substance, mais une batterie de relations et de processus, impliqué dans le monde des premiers donneurs de soin. Or la fiction de l’indépendance, selon Louis Dumont dans « Homo Aequalis » et « Essai sur l’individualisme », constitue le corps central de l’idéologie moderne en Occident (auteur de la théorie ?). Celle-ci s’est constituée à partir de trois foyers : la formation de l’Eglise (dans les premiers siècles), l’émancipation de la catégorie du politique et de l’institution de l’Etat (XIIIe s), le développement de la sphère économique (XVIIe s). La théorie du contrat social permit de développer l’idée d’une association librement contractée entre individus (propos partiels). Cette fiction théorique, sur laquelle s’appuiera Rawls, est inopérante pour penser la réalité de la dépendance, estime l’auteure. Pour mieux cerner le projet politique de la sollicitude, elle inscrit sa pensée dans celle de Charles Taylor et de Michel Walzer, lorsque ces derniers reprochent au libéralisme d’inspiration kantienne, notamment celui de John Rawls, d’oublier que les hommes ne sont pas seulement des individus autonomes ou abstraits porteurs de droits mais aussi des êtres humains qui développent un moi relationnel dans des interactions sociales concrètes, culturellement situées et souvent contraignantes. La sollicitude vaut alors comme un agir qui rappelle la complexité, la pluralité et la difficulté des liens humains, constitutif de la fraternité. Elle fait alors intervenir l’éthique en se référant aux travaux d’Axel Honneth, pour lequel « dans les sociétés capitalistes, toutes nos relations sont sur le mode des choses ou des objets, ce qui va de pari avec une absence de participation au monde. Cette réification fait de nous des spectateurs et non des acteurs. » (auteur de la théorie ?). La participation sert de point de départ pour penser la reconnaissance dans les relations humaines. Ainsi en va-t-il également de la participation chez Lukacs, du souci chez Heidegger, de l’engagement pratique chez Dewey.
Le chapitre 2 s’intitule « La sollicitude est-elle une question de femmes ? ». L’auteure reprendra les propos de Pierre Bourdieu dans « La domination masculine » et d’Erving Goffman dans »L’Arrangement des sexes ». Féministe, elle dénonce le fait que la femme soit perçue comme étant l’Autre, au service de l’homme vouée à la sollicitude, au soin des enfants et à la compréhension du souci masculin. Pour Rousseau, le gouvernement par les femmes ne relève pas du commandement, figure magistrale réservée aux hommes. Ainsi, Michel Foucault dénoncera la police des sexes. Elle propose aux femmes d’assumer l’éthique du care, de se s’approprier positivement le stigmate de la sollicitude afin de retourner la domination contre elle-même. Cette politique pourrait alors être étendue aux hommes. Mais la conception d’un care pour tout le monde dessine un programme politique difficile, tant les femmes et le non les hommes, continuent à être élevées pour assurer les tâches de souci des autres. Cela commence dès la petite enfance. Le livre de Nancy Chodorow, « The reproduction of Mothering, montre que dès 3 ans, l’enfant a incorporé le partage strict des « genres ». Le genre féminin est menacé par la séparation, le genre masculin par l’intimité. La seule façon de lutter contre ces dissymétries est de partager avec les pères les soins donnés à l’enfant et de sortir du « maternage ». Il est également important que les femmes apprennent à prendre soin d’elles-mêmes, afin de pouvoir « entrer en résistance ». Cette révolution introduira nécessairement un « trouble dans la sollicitude », un « trouble dans le genre ». Seule vaut la naturalisation selon les sentiments, qui est une affaire de sensibilité et non de sexe.
Brugère F., Le Sexe de la sollicitude, Seuil, 2008.
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