Soi-même comme un autre
A mes détracteurs, je souhaiterais leur dire qu’ils oublient parfois un peu vite que les fonctionnaires ont la lourde charge de gérer les vivants, les agonisants, les morts et les survivants. Confrontés à la nécessité de devoir trier, sélectionner et repartir leurs émotions afin de ne pas se perdre sous le trop plein d’exigences, ils sont sommés de prendre ou d’exécuter des décisions sur le champ, sans pouvoir toujours s’accorder le souffle nécessaire à la réflexion. Leur souffrance est d’autant plus lancinante qu’ils portent souvent en eux une exigence professionnelle implacable d’infaillibilité et du souci du juste. Ainsi, avec l’agir vient irrémédiablement la tension du subir. C’est pourquoi, les temps de respiration ou d’introspection, interrogant la nécessaire articulation du cœur de métier avec le parcours de vie deviennent précieux, car rien n’est plus tragique qu’un individu à bout de souffle perdu dans le labyrinthe de la vie. Les institutions ne sont pas en reste et peuvent, hélas, parfois se vider de sens.
Je tiens à rendre hommage à l’un d’entre eux. Ses collègues le qualifiaient d’homme discret, si ce n’est secret, très méthodique, de belles lettres, soucieux de l’étiquette et du mot juste. A mon passif, je lui fais sans doute violence en le décrivant ainsi. Ma démarche pourrait sembler présomptueuse, toute tentative d’éclairage étant inévitablement parcellaire. Il semblait en quête d’un nouveau souffle, d’une horizontalité, d’une vitalité désespérée. Il avait tenté d’établir le dialogue directement avec ses agents en s’affranchissant des modèles corporatistes, tout en déjouant l’anamorphose des directions. Escamotant des étapes, suscitant l’incompréhension des pronétaires, la réaction des syndicats fut d’autant plus virulente que leurs moyens d’expression étaient alors très limités. Ce fut une courageuse tentative préfectorale de déstructuration, une louable tentative à oublier l’unique, la singularité de sa position et à relever l’incomparable, la distinction. Complice inconscient de son propre putsch manqué, le processus de totalisation universelle devait aboutir à le neutraliser.
Je me mis en quête de trouver une réponse à son départ dans ses romans. Dans le plus récent d’entre eux intitulé « La mort en carton », l’auteur inventa l’histoire d’une rencontre avec une SDF pour laquelle il s’était pris d’affection, avant qu’il ne la retrouve un jour morte sur le trottoir : « Je dois en quelque sorte faire mon deuil, donner consistance à la disparition de cette femme maigrichonne qui peu à peu prend une place sans équivalent identifiable dans ma vie. Jamais, en effet, ne viendra s’intercaler entre elle et moi le moindre enjeu. A aucun titre nous n’aurons à nous poser la question fatale de l’avenir, celle qui déchire, qui biaise les relations, qui conduit à porter tant de masques, à chercher des mots qui rassurent, les attitudes appropriées, à fuir aussi, quelquefois…Une histoire à parcourir uniquement au passé. Sur laquelle il sera toujours aventureux de tenter de coller une étiquette ». Je refermais le livre en songeant qu’être amené à faire le deuil d’une inconnue, comme se sentir responsable de chacun, ne revient-il pas à ne plus rien avoir à perdre ? Absurdité de la situation d’un roi qui se meurt ? La mort ne produit que de la banalité et le détachement peut alors devenir absolu. Cependant, l’enjeu du compteur intarissable de ses propres manquements est en creux. Il porte sur la rémission, sachant que personne ne peut s’octroyer la rétribution du pardon, sauf à s’oublier ou à être lu…Chronique littéraire d’une mort annoncée pour mieux renaître.
Son livre me faisait penser au film « La chambre verte » de François Truffaut où un homme vit dans le souvenir de sa femme morte. Il a aménagé dans sa maison, une chambre vouée au culte de son épouse. Il construit sa vie autour de celles des morts, toujours plus faciles à gérer que celles des vivants, hormis dans ses relations avec un enfant sourd et muet. Lui fallait-il partir le premier de peur de perdre ou d’essuyer le refus des autres ? Fuir la réalité de ce monde pour se protéger de la mort ? Résister à la mort ne reviendrait-il pas à résister à la vie ? Cet entre-deux pose inévitablement la question de l’engagement, des choix posés en conscience, du sens donné à ses actions et de leur portée effective. Si la liberté consiste à choisir entre deux esclavages : l’égoïsme et la conscience ; celui qui choisit la conscience est l’homme libre disait Victor Hugo. Cet homme a pris le risque des institutions, lesquelles permettent, seules, la vraie liberté. Or, la liberté comme le pardon ne se prend pas, elle est reçue d’un autre, c’est une affaire de transmission. A ne pas s’y tromper, au travers de leurs conversations imaginaires, les penseurs de la fragilité ont constamment à l’esprit le souci de l’institution.
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